Débat entre la veille et le rêve
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Une symphonie fantaisiste
Débat chanté entre les états de veille et de rêve
par Mipham Rinpoché
Oṃ svasti. J’incline respectueusement la tête vers Mañjushri, la noble déité ! Je me permets de partager l’histoire qui suit.
Mais avant, comparons les apparences du beau rêve de la nuit dernière et l’expérience directe qu’on fait aujourd’hui, une fois réveillé : les deux cas sont similaires en ce qu’ils peuvent tous deux engendrer de l’attachement ; ils sont aussi similaires en ce que l’un et l’autre finissent par cesser.
L’état onirique estime que ce qui apparaît pendant les rêves existe réellement ; l’état de veille affirme pour sa part que ce qui apparaît pendant le jour, en ce moment même, existe réellement. Or, voilà que Réveillé et Rêveur s’engagent dans un débat pour déterminer qui a raison…
Réveillé – cet état diurne qui a tendance à l’exagération – déclare : « Rêve de la nuit dernière, tu es une apparence illusoire. » Ce à quoi Rêveur – l’état onirique qui se déploie magiquement –, répond : « Je ne suis pas le seul, car toi aussi, tu es une apparence illusoire. »
Réveillé continue : « [Ce qu’on vit] maintenant n’est pas une illusion mais existe réellement. La preuve en est que les objets de la perception apparaissent effectivement. » Rêveur répond : « Mais ils apparaissent aussi pendant la nuit ; [ton argument] n’est donc pas probant. »
Réveillé dit : « Mais en ce moment, ils ne sont pas là ; voilà qui est probant. » Rêveur de répondre : « Les apparences d’aujourd’hui ne seront pas là demain ; probant, ça ne l’est donc pas. »
Réveillé dit : « Je perçois directement par les sens, ce qui est probant. » Rêveur répond : « Mais moi aussi, je perçois directement ; ce n’est donc pas probant ! »
Réveillé dit : « Mes apparences ont une longue durée et elles sont stables, ce qui me permet d’affirmer qu’elles sont probantes ! » Rêveur répond : « Mais tout a une durée, qu’elle soit brève ou longue, et ce, dans nos deux états ! »
Réveillé dit : « Quand tu rêves à des montagnes rocheuses, tu peux marcher au travers, sans problème ! J’accepterai ta véracité si on peut faire la même chose une fois réveillé. » Rêveur répond : « On peut aussi le faire une fois réveillé, si les conditions sont réunies ; mais même endormi, on ne peut y parvenir si les conditions font défaut. »
Réveillé dit : « Cependant, dans un rêve, ça peut se produire même sans conditions ! » Rêveur répond : « Si c’est le cas, pourquoi n’est-ce pas toujours possible ? »
Réveillé dit : « Tu rêves avec émotion au décès de personnes chères, ou à la naissance d’enfants et de petits-enfants que tu n’as pas ! Il ne se passe rien de tel dans ma vie. » Rêveur répond : « C’est vrai que ça m’arrive. »
Réveillé dit : « Si leur présence n’établit pas leur existence effective, comment les enfants, et cetera, existent-ils pour toi ? Les morts peuvent revenir à la vie, ce qui n’existe pas peut apparaître… Donc même si ça existe pour toi, c’est comme si c’était inexistant. » Rêveur répond : « Ce qui a cessé pour toi, je peux le voir ; et ce qui est inexistant pour toi émerge pour moi. Donc, même si ça n’existe pas pour toi, c’est comme si c’était existant. »
Réveillé dit : « Même si tu as savouré un festin somptueux et des boissons délicieuses la nuit dernière, ta faim et ta soif n’en sont pas apaisées le matin venu. » Rêveur répond : « Pendant le jour, tu peux faire une sieste dans un manoir, mais ça ne te protège pas de la pluie dans le rêve de la nuit suivante. »
Réveillé dit : « Ça ne signifie rien, puisque ce sont là tes propres projections illusoires ! » Rêveur répond : « Mais les sensations de soif et ainsi de suite sont aussi basées sur des projections illusoires ! »
Réveillé dit : « Pendant le jour, on sait que les rêves nocturnes sont faux. Comment l’état onirique pourrait-il établir que ce qui est vu pendant le jour est faux ? » Rêveur répond : « Les expériences nocturnes exposent les faussetés de l’état de veille. Comment les expériences diurnes pourraient-elles réfuter les expériences oniriques ? »
À ce stade dans le débat, Jñana[1], le juge en chef, intervient. Il charge Profonde Sagesse de trancher sur ce domaine de connaissance.
Profonde Sagesse s’adresse alors aux deux parties en ces mots : « Vous pourriez continuer de débattre longtemps, et bien d’autres détails feraient surface, mais nous disposons maintenant d’assez de preuves. Je vais donc vous faire part de mon analyse.
« Vous êtes tous les deux vrais, et tous les deux faux. Si on ne vous examine pas, vous semblez exister réellement. Mais quand on y regarde de plus près, les défauts cachés de l’un exposent ceux de l’autre. En réalité, vous êtes similaires.
« Vous êtes tous les deux dépourvus d’existence véritable. Toutefois, Rêveur admet que son illusion est une illusion. Il est donc franchement honnête ; alors que toi, Réveillé, tu es aussi dans l’illusion, mais tu le nies. Étant toujours attaché à ton point de vue, tu n’as pas obtenu gain de cause.
« Même si Rêveur est moins vif, il est devenu plus perspicace ; même si Réveillé est plus clair, il est devenu plus ignorant.
« La différence de constance ou d’inconstance est due à la force des habitudes. Par ailleurs, vos résultats respectifs ne diffèrent guère.
« Alors, Réveillé : suis l’exemple de Rêveur, et fusionne ta vue et ta conduite avec les siennes de sorte qu’elles deviennent identiques ! »
Sur ce, Profonde Sagesse attache Réveillé avec la corde de l’attention et le confie à Rêveur, avant d’ajouter : « Vous ne devriez pas vous disputer. Coexistez de façon harmonieuse. Si vous êtes en conflit, le démon Calamité se déploiera dans le trichiliocosme ; mais si vous êtes en harmonie, vous servirez de guides[2] dans les trois temps. Si vous comprenez bien ce point, vous en récolterez tous les deux les fruits. »
Réveillé et Rêveur comprirent qu’il n’y avait pas de différence entre eux, et il n’y eut plus de conflit. Depuis, ils abordent de façon égale tout ce qu’ils voient et tout ce qu’ils rencontrent ; ils ont résolu leur litige, et leurs perceptions sont devenues les mêmes.
Réveillé et Rêveur improvisèrent alors ensemble ce chant un brin absurde et alambiqué :
À ceux qui disent que nous sommes dissemblables et différents :
Vous êtes dans l’erreur ! Nous sommes semblables ! Identiques !
Peu de gens en parlent, et donc moins de gens encore le comprennent.
Si, pendant le jour, on sait que l’état de veille est similaire et égal [à un rêve],
Et si, la nuit venue, on ne confond pas le rêve avec un rêve,
Cela servira un objectif très important. Les gens confus à cet égard
Perçoivent l’un et l’autre comme étant distincts et alternés.
Mais toute personne qui examine minutieusement la question
À la lumière des instructions orales du Roi des Illusions[3],
Et qui ne se contente pas d’en répéter les paroles sans conviction,
Pourra, par la force de la joyeuse amitié qui nous unit,
Goûter à la saveur délicate du miel sans le manger,
Apprécier une ivresse ludique sans boire d’alcool,
Et contempler sans préparatifs un spectacle merveilleux.
C’est un point clé dont l’importance est insurpassée.
Donc, tout un chacun : préservez-le dans votre cœur.
Alors, l’état de veille et l’état onirique ne firent plus qu’un. Cette unité fusionna également avec l’espace. Le médiateur, Profonde Sagesse (Prajña), fit part du résultat au Roi de la Connaissance intemporelle (Jñana), qui s’en félicita : « Tes conseils sont très judicieux. À l’avenir, puisses-tu accéder à une liberté qui s’étend jusqu’aux confins de l’espace, une liberté digne du vol du grand garuḍa. Je te confère ce pouvoir royal de l’espace indestructible ! Désormais, maintiens-le !
« Les fleurs de ce jardin de l’espace s’inclinent et frémissent d’un doux nectar. Vas-y et profites-en tant qu’il te plaira : sa source ne se tarira jamais. Là, la fille d’une femme stérile joue allègrement dans sa forme élégante et parfaite. Je t’offre cette compagne souveraine et atemporelle : unissez-vous et savourez cette union ! C’est la différence entre l’ambroisie et le vomi : la joie d’être avec cette compagne dénouera toute fixation et tout désir orienté vers les plaisirs de l’existence cyclique. »
On raconte que Profonde Sagesse suivit cette instruction et qu’il en vint à se fondre et à se dissoudre dans le Roi de la Connaissance intemporelle.
Ces mots symboliques, joliment agencés avec rythme, sont faciles à comprendre si on les examine attentivement, mais opaques si on ne les examine pas. Ils ont une grande signification si on les contemple, mais s’avèrent absurdes si on ne les contemple pas.
Ce texte fut écrit à Déchen Gawa Khyil par le dénommé Dhi[4].
| Traduit en français par Vincent Thibault (2024) sur la base de la traduction anglaise de Paloma Lopez Landry (2023), qui s’était elle-même basée sur les explications orales de Khentrul Lodro Thayé Rinpoché.
Bibliographie
Édition tibétaine
mi pham rgya mtsho. "sad rmi rtsod pa'i glu sgyu ma'i rol mo dgu 'gyur" In gsung 'bum/_mi pham rgya mtsho. 32 vols. Chengdu: Gangs can rig gzhung dpe rnying myur skyobs lhan tshogs, 2007. (BDRC W2DB16631). Vol. 32: 652–656
Version : 1.0-20241209
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La sagesse primordiale ou connaissance intemporelle, ou yéshé (ye shes) en tibétain. ↩
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« Guide » ('dren pa) est un synonyme courant pour un bouddha, parce que les bouddhas guident les êtres hors de l’existence cyclique. ↩
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Un autre nom pour le Bouddha Shakyamuni. ↩
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Ici, Mipham Rinpoché se désigne lui-même par le nom Dhi. ↩