La maison des traductions du bouddhisme tibétain
ISSN 2753-4812
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Testament du 13e Dalaï-Lama

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Testament et prophétie[1]

par le treizième Dalaï-Lama

Depuis qu’on m’a reconnu et intronisé comme la réincarnation de l’Excellent Maître [le XIIe Dalaï-Lama], conformément aux prédictions d’éminents lamas et de déités protectrices, et sans qu’il soit nécessaire de puiser dans le vase doré, j’ai étudié auprès de saints tuteurs comme Tatsak Houtouktou, le régent[2], Phourchok Rinpoché[3], et d’autres encore, de façon traditionnelle. J’ai appris par cœur les textes des services religieux, reçu les ordinations primaire et secondaire, pratiqué des débats publics sur les cinq branches de la doctrine bouddhique, reçu une série de transmissions soutriques et d’initiations tantriques mineures et majeures… En somme, mon quotidien fut rempli d’instructions ininterrompues et correspondant à mes capacités mentales. Bien que mon expérience dans ces domaines soit pour le moins sommaire, depuis le jour où m’ont échue les responsabilités relevant du pouvoir temporel et spirituel, tel que le demandait la tradition, et répondant à l’appel des communautés sacrées et séculières du Tibet de même qu’à la déclaration du Grand Empereur Céleste de Chine, je me suis consacré à la cause des enseignements du Bouddha, à la consolidation de notre souveraineté politique et à la promotion du bien-être et du bonheur de mes sujets. Je le fis au mieux de mes capacités, animé de bonne volonté et du sens de la justice, malgré le lourd fardeau mental qui persistait jour après jour.

Dans l’année du Dragon de Bois[4] [1904], quand l’armée britannique a envahi [le Tibet], j’ai réfléchi aux conséquences à long terme, pour notre pouvoir politique, de m’entendre avec eux sur certaines questions qui m’affectaient personnellement. Je suis allé à Péking, en passant par le Nord du Tibet et la Mongolie, pour informer l’empereur et la reine mère[5] de notre position. Ils m’ont reçu gracieusement en faisant preuve d’un immense respect et d’une grande hospitalité. Ils sont morts peu après, l’un après l’autre. L’empereur Xuantong[6] fut alors intronisé. J’ai informé le nouvel empereur et son père de notre situation, et je suis rentré au Tibet en ressentant une grande affection.

Pendant ce temps, l’invasion militaire chinoise menée par Zhao Erfeng[7] a atteint Lhassa [en 1909], à la suite d’une calomnie sournoise de l’amban [auprès de l’empereur]. Devant le terrible risque de voir notre pouvoir politique pris de force, nous tous – chef et ministres – qui étions investis de ce pouvoir sommes partis pour l’Inde, sans nous soucier des épreuves qui nous attendaient. Arrivés à bon port, nous avons protesté auprès du gouvernement chinois par l’intermédiaire des Britanniques. On vit alors le résultat du pouvoir indéniable de la vérité, de même que l’effet des services religieux et de la préservation du système temporel et spirituel tibétain : l’armée chinoise et ses commandants qui se trouvaient au Tibet, devenus comme des réservoirs privés de leur eau, furent graduellement expulsés du pays.

Je suis retourné au pays qui se trouvait sous ma protection. Une nouvelle et glorieuse ère de paix et de bonheur y fut célébrée de 1914 à 1932. Tout un chacun – où qu’il se trouve sur l’échelle sociale – a pu la savourer, dans la joie, la liberté et le contentement. Je ne résume ici que les grandes lignes, pour éviter d’allonger inutilement ce texte. On peut trouver bien des détails dans les archives et dans l’esprit de tous ceux et celles [qui étaient présents] dans les communautés tant sacrées que laïques. Il semble que tout le monde devrait en ressentir de la gratitude et du contentement. Pour ma part, mon cœur sera comblé si notre institution politique a pu profiter de mes efforts. Je ne m’en vante pas et je ne m’attends pas à recevoir la moindre reconnaissance.

À mon âge et à ce stade de ma vie, je ressens l’urgence absolue de m’exercer à la pratique fiable et noble, et de me consacrer uniquement à la vertu pour le reste de mes jours, en vue du long parcours qui suivra. Malgré tout, n’ayant pas osé renoncer à la confiance totale qu’on m’accorde à l’égard du bien commun – confiance accordée par les déités protectrices qui m’accompagnent comme une ombre, par les vénérables lamas, et par mes sujets issus de toutes les strates et qui ont avec moi un lien spirituel et affectif –, je continue d’exercer mes responsabilités, au mieux de mes connaissances et de mes capacités.

J’entamerai bientôt ma cinquante-huitième année. Tout le monde sait que je ne pourrai pas supporter le fardeau des fonctions temporelles et spirituelles au-delà de quelques années. Les états voisins – l’Inde et la Chine – sont maintenant de grandes puissances, et il nous faut nouer avec eux de solides liens diplomatiques. Il faut également stationner des armées efficaces et bien équipées dans les zones, même mineures, qui se trouvent à proximité des forces hostiles. Ce genre d’armée doit être bien entraînée aux arts de la guerre, pour dissuader définitivement l’adversaire.

De plus, de nos jours, le communisme gagne du terrain. Il est déjà interdit de chercher la réincarnation du Grand Lama d’Urga[8] [en Mongolie extérieure] ; les dotations monastiques sont confisquées et les moines et lamas, recrutés dans l’armée. Selon ce qu’on nous a rapporté, un tel système mis en place à Oulan-Bator y a complètement détruit la religion bouddhiste. Il envahira assurément – de l’extérieur ou de l’intérieur – cette terre où sont joints les systèmes spirituel et temporel. Si nous ne sommes pas alors en mesure de défendre notre territoire, tous nos saints enseignants, y compris le Dalaï-Lama et le Paṇchen-Lama, seront éliminés sans qu’il persiste la moindre trace de leurs noms ; les monastères et les propriétés des lamas incarnés, de même que leurs fonds de dotation, seront entièrement détruits ; notre système politique, que nous avons hérité des trois grands rois[9], ne sera plus que nominal ; nos fonctionnaires seront privés de leurs biens paternels et de leurs richesses, et forcés de servir d’esclaves aux ennemis ; et mon peuple sera victime de torture et d’intimidation, jour et nuit. Ces temps viendront certainement.

Pour l’instant, alors que notre cause commune – la religion bouddhiste et la vie politique – demeure intacte, nous profitons d’une période de paix et de bonheur, et nous sommes admirés par les autres.

Désormais, les moyens de préserver notre religion et notre vie politique, qu’il faut employer avec tout le savoir-faire dont nous sommes capables, sans laisser de place au blâme ni au regret, dépendent du service de nos fonctionnaires, tant ecclésiastiques que séculiers. Pour la paix et le bien-être de l’ensemble du pays, les communautés monastiques et laïques et tous mes sujets doivent pleinement collaborer et unir leurs efforts, sans se tromper dans leurs considérations. C’est là leur devoir. Comme l’a proclamé le grand gardien de l’état, ils n’auront rien à craindre s’ils ne s’écartent pas des principes de l’acceptation et de l’abandon ; il leur faut aussi travailler conformément aux souhaits exprimés par le maître [le Dalaï-Lama]. C’est là certainement une affirmation du principe d’harmonie. Pour ma part, je protégerai et traiterai affectueusement ceux et celles qui exercent leur fonction en toute honnêteté et en cohérence avec ma volonté d’agir pour la cause commune de la religion bouddhiste et de la vie politique. Ces gens seront guidés vers la réussite, alors que les personnes fautives connaîtront l’échec et les rétributions.

Si vous n’acceptez pas la responsabilité de servir l’état, préférant privilégier votre propre intérêt égoïste et partial, il est évident que l’objectif à long terme ne pourra être atteint. Et, plus tard, les regrets ne pourront plus rectifier la situation.

Je prévois que les clés du bonheur au Tibet dureront aussi longtemps que je vivrai. Je crains bien qu’à long terme, chacun d’entre vous subisse les souffrances évoquées. Je n’ai d’autre conseil du cœur que celui-ci, qui émane de ma propre expérience, de mon ressenti intérieur et de considérations rationnelles.

Les remèdes externes des services religieux sont continuellement mis en œuvre. Cependant, en essence, chacun doit appliquer les remèdes internes, qui impliquent notamment de cultiver un sentiment d’urgence. Si vous travaillez de façon efficace en regrettant les erreurs passées et en vous améliorant résolument à l’avenir, j’essaierai aussi longtemps que possible de promouvoir la religion bouddhiste et le système politique, de traiter affectueusement tous nos fonctionnaires, et de soulager mes sujets en leur offrant la paix et le bonheur dans l’immédiat, tout en m’efforçant de faire durer cette ère heureuse une centaine d’années.

Il n’y a rien de plus important que le bien commun. C’est ainsi que je réponds à votre requête. Il est donc de la plus haute importance que vous observiez les principes du bien et du mal, sans vous en écarter, en tournant attentivement votre regard vers l’intérieur au cours des quatre activités[10], jour et nuit.


| Traduit en français par Vincent Thibault sur la base de la traduction anglaise de Lobsang P. Lhalungpa (1973, publiée avec autorisation en 2024 sur Lotsawa House, alors accompagnée de notes et d’une bibliographie). À noter que la présente traduction est libre et interprétative et qu’elle ne saurait être considérée comme une référence définitive.


Bibliographie

Éditions tibétaines

Tā laʼi bla ma 13 thub bstan rgya mtsho. "lugs gnyis kyi blang dor bslab byaʼi rtsa tshig gi rim pa phyogs bkod lhaʼi rnga dbyangs (ji)." In gsung ʼbum thub bstan rgya mtsho. New Delhi: International Academy of Indian Culture, 1981–1982. Vol. 4: 338–342

Sources secondaires

Bell, Charles. Portrait of a Dalai Lama. London: Wisdom Publications, 1987. (First published 1946).

Kozik, Anna. “Testament polityczny Dalajlamy XIII i jego znaczenie.” Przegląd Orientalistyczny, no. 1–2, Polskie Towarzystwo Orientalistyczne, 2015, pp. 75–88.

Tsering Shakya."The Thirteenth Dalai Lama, Thubten Gyatso." In Brauen, Martin, ed. The Dalai Lamas: A Visual History. London: Serindia, 2005, pp. 137–161.

Tsering Shakya. "The Thirteenth Dalai Lama, Tubten Gyatso," Treasury of Lives, accessed March 01, 2024, https://treasuryoflives.org/biographies/view/Thirteenth-Dalai-Lama-Tubten-Gyatso/3307.


Version : 1.0-20241016



  1. Le texte original ne comporte pas de titre ; celui-ci fut ajouté par le traducteur.  ↩

  2. Ngawang Palden Chökyi Gyaltsen (ngag dbang dpal ldan chos kyi rgyal mtshan, 1850–1886). Voir Sonam Dorje, "The Tenth Tatsak Jedrung, Ngawang Pelden Chokyi Gyeltsen," Treasury of Lives, consulté le 1er mars 2024, https://treasuryoflives.org/biographies/view/Tenth-Tatsak-Jedrung-Ngawang-Pelden-Chokyi-Gyeltsen/4163.  ↩

  3. Pourchok Lobzang Jampa Gyatso (phur bu lcog blo bzang byams pa rgya mtsho, 1825–1901). Voir Samten Chhosphel, "The Third Purchok, Jampa Gyatso," Treasury of Lives, consulté le 1er mars 2024, https://treasuryoflives.org/biographies/view/Purchok-Jampa-Gyatso/3274.  ↩

  4. La traduction originale mentionnait l’année 1903 et non 1904, mais nous l’avons ajustée puisque l’année du Dragon de Bois correspondait plutôt à 1904-1905.  ↩

  5. L’empereur Guangxu (1871–1908) et sa tante, l’impératrice douairière Cixi (1835–1908).  ↩

  6. Il s’agit de Puyi, 溥仪 (1906–1967), le dernier empereur de Chine.  ↩

  7. Zhao Erfeng (ou Chao Er-feng), 趙爾豐 (1845–1911).  ↩

  8. Une référence au Jebtsundampa. Le régime mongol a interdit la reconnaissance de toute autre incarnation du Jebtsundampa en 1929.  ↩

  9. C’est-à-dire Songtsen Gampo, Tri Songdétsen et Tri Ralpachen.  ↩

  10. Marcher, se tenir debout, s’asseoir et dormir.  ↩

Treizième Dalaï-Lama

Le treizième Dalaï-Lama en 1932

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