Une brève histoire de la famille Lakar
Une brève histoire de la famille Lakar
Par Mayoum Tséring Wangmo
L’histoire présentée ici est celle d’une famille de bienfaiteurs du Dharma, les Adouk Lakar Tsang, originaires du Tréhor, une région connue aussi sous le nom de Hor Ser Dara Khag Nga, située dans la partie du Tibet oriental nommée « les quatre rivières et les six sommets ». L’histoire de cette grande famille dont la renommée a gagné les trois régions du Tibet, est basée sur les enregistrements d’une série d’entretiens avec Mayoum Péma Tséring Wangmo.
Les origines de la famille
Selon la légende, la famille descendrait d’une émanation magique de Nyenchen Tanglha, la déité protectrice du Tibet, cependant que les premiers évènements dont on ait conservé des traces racontent comment la famille reçut le nom de « Lakar ».
Le fondateur de l’ordre de bouddhisme tibétain des Guélougpas ou « bonnets jaunes », Djé Rinpoché Lobzang Drakpa (1357-1419)[1], était le bodhisattva Mañjuśrī sous forme humaine. Lors de son premier voyage[2] depuis l’Amdo, dans l’extrême nord-est du Tibet vers la région centrale, passant par le Tréhor, il fut reçu par un homme vêtu de blanc qui lui offrit un châle (la) de laine blanche (kar) pour le protéger du froid et de la pluie. Il vit dans le fait de recevoir ce châle immaculé un signe de bon augure pour le futur. Il proclama dans sa joie : « À partir d’aujourd’hui et pour les générations à venir, votre famille bénéficiera d’une prospérité et de circonstances favorables incomparables. Vous pouvez même prendre ˝Lakar˝ pour nom de famille. »
Il se produisit qu’en effet, la fortune et la prospérité de la famille Lakar se développèrent grandement. Qui plus est, les Lakar utilisèrent leur richesse pour devenir mécènes de tous les ordres majeurs du bouddhisme tibétain, sans sectarisme. En ce qui concerne Tsongkhapa, ils financèrent ses tournées académiques[3] et il est de notoriété publique qu’ils sponsorisèrent le Mönlam Chenmo, le grand festival annuel de prières de Lhassa que Djé Tsongkhapa lui-même avait fondé en 1408. En fait, chaque fois que ce festival a eu lieu jusqu’à ce que les communistes chinois entrent pour la première fois au Tibet dans les années cinquante, la famille Lakar a fait des offrandes de tsampa, de thé et de beurre à chacun des participants. Mayoum-la se souvient qu’il était de tradition pour eux de donner à chaque moine une pièce d’argent (tam) et une petite boite de thé[4] de la meilleure qualité.
Il y a plusieurs façons d’expliquer pourquoi la région de la famille Lakar s’appelle « _Hor Ser Dara Khag Nga_ » ou « Les cinq territoires des chefs Hor Ser »[5]. Selon l’une d’elles, l’origine de ce nom viendrait du fait que Chögyal Pakpa (1235-1280)[6] avait été invité en Chine par l’empereur mongol Kubilaï Khan. Sur le chemin du retour, accompagné par le fils du roi Hor Ser Chen, il prédit que ce roi aurait un fils qui naîtrait dans cette région et que ses descendants s’y établiraient.
Une autre anecdote est liée au fait que la famille Lakar sponsorisait la fête du Mönlam Chenmo de Lhassa. Un jour, les mécènes furent invités à une audience de l’assemblée et durent se tenir debout près d’une énorme table lourdement chargées de toutes sortes de victuailles. Le représentant de la famille Lakar perdit l’équilibre en faisant une prosternation et renversa la table chargée de mets ; une pluie de grains et d’autres nourritures s’abattit alors sur l’assemblée des moines qui furent pris d’un fou-rire irrépressible. Voyant cela, Djé Rinpoché jugea que c’était un signe merveilleux et il prédit que les largesses de la famille Lakar continueraient de bénéficier aux monastères du Tibet au cours des générations futures.
Et de fait, à partir de ce moment, la famille Lakar devint de plus en plus prospère et étendit son mécénat aux principaux monastères du Tibet. Pour l’école Nyingma, il s’agissait des monastères de Dordjé Drak et Mindroling dans le haut-Tibet, Shéchen et Dzogchen dans le centre, et Kathok et Palyul dans le bas-Tibet, avec un intérêt particulier pour le monastère de Dzogchen et tous les titulaires de ce trône, à commencer par Dzogchen Péma Rigdzin (1625-1697). Pour les Śākyapas, cela concernait tous leurs monastères, avec en tête, les trois sièges de Śākya, Ngor et Tsar et tous leurs lamas et incarnations. Pour les Kagyupas, il s'agissait des monastères, lamas et tulkou de toutes les traditions – Karma, Droukpa, Drikoung, Takloung et autres – ayant à leur tête le Gyalwa Karmapa et Palpoung Situ. De même, pour les Guélougpas, cela concernait les trois principaux sièges de Séra, Ganden et Drépoung et tous les principaux détenteurs de lignée.
Bref, il est dit qu’il n’est pas un seul monastère du Pays des Neiges, petit ou grand, qui n’ait reçu l’aide de la famille. Par exemple, on conservait précieusement, dans le petit monastère Kagyu de Dzari Gulgön, une racine de droma[7] qu’on avait baptisée « droma Lakar ».
Il ne nous est parvenu aucun récit de la vie des ancêtres de Mayoum-la de ces premières générations et personne, aujourd’hui, n’est même en mesure de se rappeler leurs noms, mais il existe des chroniques de la famille qui remontent jusqu’à trois ou quatre générations.
Les chefs de la famille à l’époque étaient Lakar Jamyang ( considéré comme une émanation de Dzambhala, le dieu de la prospérité ) et son frère Kalou. Ils avaient tous les deux pour épouse8 une jeune fille nommée Gyatso Drönma qui était considérée comme la fille d’une déité protectrice, Dongchen Nyanya, et qui présentait sur le bras droit une marque, apparue de façon spontanée, ayant la forme d’un poisson.
Ya-ho et Tsok-ho
Leurs deux fils, Ya-ho et Tsok-ho, furent considérés comme des émanations d’un des plus fameux bienfaiteurs du Bouddha, Anāthapindada.[8] C’est durant cette période que la famille acquit la réputation de ne jamais dire non, et que sa charité s’exerça à une échelle inimaginable. Cette époque fut aussi celle de maîtres fameux : Jamyang Khyentsé Wangpo (1820-1892), Jamgön Kongtrul (1813-1899), Chokgyour Déchen Lingpa (1829-1870), Dza Patrul Rinpoché (1808-1887) et Mip’am Rinpoché (1846-1912). La famille leur prodigua son aide ainsi qu’à d’autres maîtres et soutînt leurs monastères tout en faisant l’aumône aux pauvres et aux nécessiteux. Ils furent en mesure de pourvoir aux besoins de tous comme s’ils possédaient le don d’exaucer les vœux.
Des histoires de cette époque racontent comment la famille se lança dans le commerce entre le Tibet et la Chine et comment ils convoyèrent plusieurs trains d’or, d’argent et d’autres marchandises entre les deux pays.
Ya-ho et Tsok-ho épousèrent une fille de la famille Adouk, Tséring Lhamo, qui possédait les marques d’une ḍākinī et qui devint la tante du seizième Gyalwang Karmapa à l'incomparable bonté, Rigpé Dordjé (1924-1981).
Suivant les conseils de Sa Sainteté le Dalaï-Lama et de ceux qui mettaient en garde qu’une ère touchait à sa fin, les frères Lakar divisèrent leur fortune en deux et en consacrèrent la moitié à des œuvres religieuses. À la suite de quoi, signe de l’infaillibilité du karma, leur richesse s’accrût encore ! Les gens commencèrent même à dire que l’or et l’argent de la famille Lakar faisaient des petits !
La famille conçut le projet d’offrir à chaque monastère Nyingma un ensemble de trois statues représentant Khenpo Śāntarakṣita, Guru Padmasambhava et le roi Tritsongdétsen ; à chaque monastère Kagyu les statues de Marpa, Milarépa et Gampopa ; à chaque monastère Śākya un ensemble représentant leurs cinq patriarches et à chaque monastère Guélougpa, trois statues figurant Djé Rinpoché et ses deux principaux disciples. Au monastère de Dzogchen, les statues du khenpo, du guru et du roi étaient faite d’or et de cuivre. La figure principale rivalisait en taille avec la grande statue du bouddha Maitreya de Tashilhunpo. La statue de Guru Rinpoché possédait cinq colliers différents, celle du roi, trois. Lorsque, par la suite, le monastère de Dzogchen fut détruit par un incendie[9], les flammes ne purent atteindre les colliers de Guru Rinpoché tant ils étaient placés haut. Les colliers du roi aussi purent être sauvés. Ils servirent à financer la reconstruction. Ces statues ne furent pas les seules que les Lakar financèrent ; il y eut aussi des représentations des huit grands bodhisattvas, des cent déités paisibles et courroucées, de mille Guru Rinpoché, de mille bouddhas et des trois déités de longue vie. La famille fit d’importantes donations en vue de la fabrication de statues en or, en argent et autres matières précieuses. Et ceci, rien qu’au monastère de Dzogchen ! Ils aidèrent aussi la construction de statues dans de nombreux autres monastères.
C’est bien simple, à chaque fois qu’un monastère ou un lama avait besoin d’aide ou désirait qu’on fît une contribution à l’une de ses œuvres, il se tournait vers la famille Lakar qui aidait aussi le reste de la population en distribuant de la nourriture, des vêtements et des médicaments à qui en avait besoin ou en offrant assistance à qui se trouvait en danger.
Une fois, par exemple, un personnage officiel chinois en route pour Lhassa, fut attaqué par des bandits et laissé pour mort en passant par la ville d’Arab Nang dans la région de Dza. Quelque temps après, les Chinois capturèrent tous les habitants de la ville et les condamnèrent à mort. Mais la famille Lakar réussit à sauver plusieurs centaines de vies en offrant de payer cinq mille mesures[10] d’or en échange. À une autre occasion, alors qu’une famine frappait durement la région de Do-mé, la famille Lakar fournit de la nourriture et du grain à tous.
Un dicton de l’époque, bien connu même à l’extérieur du Tibet, disait : « Les Chinois riches sont plus riches que riche, mais les Chinois pauvres sont plus pauvres que pauvre. » C’était particulièrement vrai des porteurs chinois qui transportaient le thé jusqu’à la frontière tibétaine à Dartsédo et qui étaient exceptionnellement pauvres. Du fait de la chaleur en Chine, ils arrivaient vêtus seulement d’une paire de pantalons courts. Beaucoup mourraient de froid. Pour les aider, la famille avait fait des sacs de laine qu’elle envoyait régulièrement à la frontière, remplis de nourriture et de vêtements chauds.
À chaque génération, la famille Lakar se mettait au service du gouvernement tibétain du Ganden P’odrang. Tous les ans, elle faisait venir des denrées de Chine et mettait un point d’honneur à se procurer une sorte de sucre candi très prisée par le treizième Dalaï-Lama.
Durant le règne de ce Dalaï-Lama, la famille Lakar répondit à ses vœux en augmentant sa contribution aux temples de sugjugation[11]des frontières et à leurs stūpa qui étaient dédiés à la stabilité permanente de la vie religieuse et séculaire du Tibet. Elle contribua aussi régulièrement aux frais de bouche des moines du monastère de Namgyal. En reconnaissance de ces services, et afin que les gens puissent bénéficier encore plus de sa générosité, le treizième Dalaï Lama Thoubten Gyatso rendit un décret spécifique garantissant à la famille Lakar l’usage de toutes les mines de sel du Tibet.
Il est indéniable que la famille Lakar a pu jouir d’une fortune exceptionnelle pendant plusieurs générations et qu’elle a employé de nombreux marchands et négociants ; malgré cela, ses membres furent personnellement d’authentiques pratiquants du Dharma qui ne s’occupaient pas tellement de ces affaires. Ya-ho et Tsok-ho, par exemple, furent tous deux des disciples de Dza Patrul Rinpoché et de Ju Mip’am Rinpoché.
Bien que les membres de la famille Lakar aient de tous temps été les dirigeants du district de Hortö, à la fois Dza Patrul et Ju Mip’am conseillèrent aux deux frères qu'il serait mieux pour eux, vu l’époque actuelle, d’abandonner cette charge. Sur cet avis, ils offrirent leur démission à plusieurs reprises, mais cela leur fut refusé, et ils durent rester en poste pendant plusieurs années. Tout ce temps, ils continuèrent à plaider pour être déchargés jusqu’à ce que leur requête soit acceptée le jour où ils expliquèrent que cela ne diminuerait en rien leurs libéralités et que c’était uniquement le titre de dirigeant qu’ils souhaitaient transmettre à Tsého, le frère aîné d’Ashé Tséring Lhamo.
Un jour où Patrul Rinpoché était allé faire des circumambulations au mur de pierres de mani[12] de Dza Mamo Khamdo, il tomba nez à nez avec un train de mules appartenant à la famille Lakar. L’une d’elles, qui transportait un chargement d’argent, s’était endormie sur un rocher ayant la forme de la lettre tibétaine « _la_ » et refusait de bouger. Patrul Rinpoché y vit un signe et déclara : « Il faut construire ici un grand mur de pierres de mani et vous devez y pourvoir. » L’argent que transportait la mule lui fut immédiatement offert ; la famille Lakar fut ainsi le mécène de ce qui allait devenir le célèbre mur dit « des mani de Palgué ».
Mip’am Rinpoché fit à de nombreuses reprises l’éloge des membres de la famille Lakar qui, « bien que restant dans le monde, professaient une foi profonde dans les enseignements authentiques ».[13]
Thoutob Namgyal et Sonam Tobgyal
La génération suivante produisit deux fils : Lakar Thoutob Namgyal, incarnation de Tertön Nyima Drakpa et un deuxième Anāthapindada, et Sonam Tobgyal, qui était une émanation de Gönpo Tsokdak.
Le frère aîné, Toutob Namgyal, déploya tant d’efforts dans l’étude des textes depuis le plus jeune âge qu’il devint aussi savant qu’un grand khenpo. Il fut aussi un médecin exceptionnellement doué.
Sonam Tobgyal, le plus jeune frère, fut proclamé par de nombreux maîtres comme étant une émanation de la déité protectrice Gönpo Tsokdak. Mais bien que reconnu comme ce protecteur de la montagne brune de Sergyi Drougri à Golok, il n’y siégea jamais. Le cinquième Dzogchen Rinpoché, Thoubten Chökyi Dordjé lui conseilla de ne pas y résider longtemps, sauf pour de courtes périodes de retraite. Il lui arriva en effet d’y faire une retraite et d’entrer dans le sanctuaire, ce qu’aucune de ses précédentes incarnations n’avait été capable de faire. À l’intérieur, il remarqua que le manteau et le sceptre du protecteur avaient disparu. Il invoqua la déité pendant plusieurs jours jusqu’à ce que les accessoires manquants réapparaissent, ce qui établit la confiance de tous ceux qui étaient présents.
Alors qu’il se rendait à Lhassa pour un pèlerinage, les déités locales vinrent à sa rencontre et ses serviteurs le virent tenir des conversations avec elles. À son arrivée à Lhassa, le gouvernement lui réserva un accueil officiel et, alors qu’il effectuait sa circumambulation du Jokhang, son magnétisme et le charisme de sa présence furent si puissants que tous, petits et grands, ne purent s’empêcher de se lever sur son passage.
Tragiquement, à cause de circonstances malheureuses, il fit une chute en présentant des offrandes au monastère de Samyé et trouva la mort lorsque son corps heurta le stūpa de pierre fameux pour être spontanément apparu. Certains ont pris cela pour le signe qu’il était une incarnation du roi Trisongdétsen[14]. Mayoum-la dit avoir entendu que lorsque son corps fut rapporté à Lhassa, les épouses de l’aristocratie et les femmes des familles proéminentes firent des rituels de prospérité (g.yang 'gugs) en agitant des flèches d'invocation ( mda' dar) depuis les toits de leurs maisons.
Thoutob Namgyal et Sonam Tobgyal avaient deux sœurs. La plus jeune était nonne et la plus âgée, Péma Lhamo, devint l’épouse de sagesse de Yakzer Tertön que l’on appelait aussi Lakar Tertön et qui était en tous points un second Guru Rinpoché.
À un moment, deux maladies, connues sous les noms de takten et nyagué[15], firent des ravages dans le bas-Tibet, causant de nombreux morts. Lakar Tertön déclara : « Préparons-nous à gravir la montagne demain pour aller au lac qui se trouve au sommet. Vous apporterez une bouteille d’alcool. » Le lendemain, comme ils approchaient du lac, il dit : « Maintenant, restez tous ici et récitez le Vajra Guru mantra. Ne me suivez pas ! » Puis il continua seul. Mais Köntchok Samdroup, Jordo et Thoutob Namgyal le suivirent à son insu et ils virent le tertön pénétrer au centre du lac dans une lumière d’arc-en-ciel. L’eau du lac commença soudain à bouillonner et le tertön disparut. Quand il réapparut après quelques instants, toujours entouré d’arcs-en-ciel, il tenait dans ses robes un coffre précieux. « Il est un peu terni », dit-il, « mais c’est juste à cause du souffle des nāgas. » Puis il le rinça avec l’alcool et lui rendit son lustre. C’est ainsi qu’il révéla un trésor de médecine incomparable et des statues des seigneurs des trois familles [ : Avalokiteśvara, Mañjuśrī et Vajrapāṇi]. Les remèdes furent envoyés dans la région affectée où l’épidémie fut enrayée et plusieurs milliers de vies furent sauvées.
À chaque fois qu’un membre de la famille donnait des médicaments, il le faisait toujours gratuitement, refusant de recevoir en échange ne serait-ce qu’une écharpe de soie.
Les deux frères, Thoutob Namgyal et Sonam Tobgyal, avaient pris pour épouse Détchen Tso, la fille du roi de Ling, Wangchen Tendzin,[16] qui était lui-même un descendant direct de Boumpé Gyatsa Shelkar, le frère aîné de Guésar, le guerrier léonin, manifestation légendaire de Guru Padmasambhava et déité protectrice du peuple tibétain.
Khandro Tséring Chödrön et Péma Tséring Wangmo
Détchen Tso eut un fils et deux filles, mais le fils ne vécut pas longtemps.
La plus jeune des filles, Khandro Tséring Chödrön (1929-2011), était une incarnation de Jetsün Tārā. Elle avait seize ans lorsqu’elle alla présenter des offrandes dans un temple où résidait, malade, Jamyang Khyentsé Chökyi Lodrö, le maître incomparable dont la bonté surpassait même celle du Bouddha. Bien que l’on eût fait cent récitations des volumes contenant les paroles du Bouddha[17], sa condition ne s’améliorait pas et de nombreux maîtres lui faisaient la demande répétée, qu’il refusait d’écouter, de prendre une épouse de sagesse. Ils avaient décidé de lui offrir une statue de Jetsün Tārā, représentation symbolique d’une épouse de sagesse, quand, alors qu’ils étaient en train de rechercher les signes favorables, Khandro Tséring Chödrön, qui s’était perdue, se joignit par hasard à la cérémonie. Tous ceux qui étaient présents virent là le signe manifeste qu’elle était destinée à devenir son épouse de sagesse. Peu de temps après, sa santé s’améliora et lui permit d’œuvrer au bien des enseignements et des êtres pour de nombreuses années. Ce qu’il a accompli au cours de sa vie est si illustre et célébré par tous qu’il n’est pas nécessaire de le rappeler ici.
La sœur aînée, Péma Tséring Wangmo naquit [en 1925], dotée de toute la compassion d’une ḍākinī et possédant une foi et une dévotion d’une pureté incomparable. Elle est la mère de Sogyal Rinpoché, que beaucoup tiennent pour plus précieux que la prunelle de leurs yeux et dont la réputation s’étend sur le monde entier comme la lumière du soleil et de la lune.
Sogyal Rinpoché
De nombreux maîtres avaient prophétisé que Sogyal Rinpoché naîtrait en tant qu’incarnation du tertön Lérab Lingpa. Des signes de bon augure, comme des arcs-en-ciel au dessus de la maison, entourèrent sa naissance et ce jour-là, il ne se posa pas le moindre problème.
Tout juste six mois après, l’enfant fut invité à être présenté à Jamyang Khyentsé Chökyi Lodrö à Dzongsar, où siègent les Khyentsé. En chemin, son père Jamga, sa mère Tséring Wangmo, ainsi qu’Ani Péma Lhamo, le serviteur Tséring Pépé, la servante Apé Lhadzom et beaucoup d’autres l’entendirent prononcer ses premiers mots lorsqu’il récita trois fois, à haute voix, le Vajra Guru mantra.
Khyentsé Rinpoché les invita à partager un repas spécial avec lui à un jour propice. Lorsqu’ils s’y rendirent, ils virent que tout avait été préparé pour une cérémonie d’intronisation. Voyant cela, Ani-la, stupéfaite, s’écria : « Que faites-vous ? Cet enfant est l’unique fils de la famille. Il ne peut être consacré à quiconque. » En réponse, Khyentsé Rinpoché écrivit de sa main une déclaration dans laquelle il reconnaissait explicitement l’enfant comme étant une incarnation authentique de Tertön Sogyal.
Une autre fois, la famille étant dans le district de Hor, le jeune Sogyal Tulkou retira trois p'ourba de dessous un tapis alors qu’il jouait dans sa chambre. Ses parents firent plusieurs tentatives pour découvrir à qui ils appartenaient, mais comme personne ne les réclamait, ils devinrent des objets de dévotion. Un jour, alors qu’il jouait dans le temple de Guru Rinpoché, on l’entendit crier : « Venez vite ! Guru Rinpoché se tient debout ! » Mais avant que quelqu’un n’arrive, la statue avait retrouvé sa position assise. Le premier à être sur les lieux déclara par la suite avoir vu le trident[18] de Guru Rinpoché finir de vibrer.
Les jeux de Sogyal Tulkou étaient différents de ceux des autres enfants. Il utilisait volontiers comme jouets les instruments rituels du monastère et tous pouvaient observer combien il était poli et bien élevé. Rinpoché et d’autres membres de la famille Lakar firent partie de la suite d’une cinquantaine de personnes qui accompagna Jamyang Khyentsé lors d’un voyage en Inde. Alors qu’ils traversaient le Sikkim, Khyentsé Rinpoché donna comme instruction à Khenpo Apé qu’il se chargeât de l’éducation de Sogyal Tulkou. En étudiant sous sa direction, le jeune Sogyal était toujours premier dans sa classe et, lors des examens passés en commun avec de nombreux autres lamas et tulkous, il arrivait premier ou deuxième.
Plus tard, à l’école, ses capacités étaient tellement au-dessus de celles des autres enfants qu’il prit l’habitude de terminer deux années en une seule ! En plus de cela, se faisant du souci pour ses parents, il décida par compassion de ne pas dormir à l’école et lorsque ses maîtres lui demandèrent pourquoi il ne pouvait rester sur place, il répondit que ses parents éprouvaient quelques difficultés parce qu’ils avaient à charge pas moins de cinquante cinq lamas âgés.
À un moment, on dit aux enfants qu’un hôte étranger important viendrait visiter l’école et chacun dût rédiger une dissertation spéciale pour l’occasion. Lorsqu’il lut le texte que Rinpoché avait rédigé, l’hôte s’enquit immédiatement de son auteur. On lui dit que c’était un garçon de cinquième. L’hôte fut stupéfait. « C’est impossible ! », dit-il. « Un enfant de cinquième n’aurait jamais pu écrire une chose pareille. Amenez-le moi ! » Quand Rinpoché arriva, ils conversèrent quelques instants et l’hôte s’en alla, extrêmement impressionné. Il devint, par la suite, un des sponsors de Rinpoché.
Après avoir fini l’école, Rinpoché accompagna le prince du Sikkim à l’université, à Delhi, puis en Angleterre. Là, il étudia à Cambridge où il amassa une somme de connaissances sans rivales sur les traditions religieuses de l’Orient et de l’Occident. Ce qui s’ensuivit, son engagement envers les enseignements bouddhistes ainsi que son œuvre pour aider les autres, est trop connu pour qu’on le répète ici.
Dzogchen Rinpoché
Alors qu’elle était enceinte de son fils cadet, Dzogchen Rinpoché, Mayoum-la fit une offrande à la déesse Tārā devant le stūpa-reliquaire[19] de Jamyang Khyentsé Chökyi Lodrö, au monastère du palais de Gangtok. Pendant la cérémonie, une nonne s’en alla quérir de l’eau pour les offrandes mais, à sa grande surprise, vit qu’à la place d’eau, il y avait du lait. Khandro Tséring Chödrön plaisanta : « Comme il n’y a pas assez de lait pour répondre au besoin des gens, ça ira si on fait les offrandes avec de l’eau. » Mais la nonne persista à dire que ce n’était pas de l’eau, mais bien du lait, et l’assistant de Khyentsé Rinpoché le confirma.
Et au moment de sa naissance, l’eau se changea à nouveau en lait et de nombreux autres signes miraculeux et propices se produisirent. Dodroupchen Rinpoché, Sa Sainteté le quatorzième Dalaï-Lama et beaucoup d’autres maîtres prééminents le reconnurent comme étant le septième Dzogchen Rinpoché, incarnation authentique de Jikdral Changchoub Dordjé (1935-1959).
Sarva Mangalam !
Les entretiens avec Mayoum Péma Tséring Wangmo ont été transcris par Tashi Phuntsok. Dzigar Kongtrul Rinpoché et Ringu Tulkou Rinpoché ont bien voulu relire le manuscrit et y apporter des corrections. Alak Zenkar Rinpoché, par la suite, éclaira plusieurs passages difficiles.
| Traduit en Français par Christian Magis, en relation avec la traduction anglaise d’Adam Pearcey, 2005/2013
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Aussi connu sous le nom de Tsongkhapa. ↩
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Il aurait été, à l’époque, âgé de seize ans. ↩
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Tib. grwa skor ↩
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Tib. ja ’bru dang est un thé de qualité supérieure. Tib. bag chung est une boite de thé valant le quart d’un bagchen, Tib. bag chen. ↩
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Dara est un mot mongol pour dire « chef ». C’est l’équivalent du tibétain dpon po. ↩
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Il était à la tête de l’école Śākya et fut reconnu comme dirigeant du Tibet par Kubilaï Khan. ↩
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Droma (Tib. gro ma) est une racine sucrée qui devint une friandise très populaire au Tibet. Elle était particulièrement appréciée des nomades. ↩
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Anāthapindada (Pāḷi Anāthapindika), dont le nom signifie littéralement « qui fait l’aumône à ceux qui sont sans protection », était un riche propriétaire, mécène du Bouddha. Il est surtout connu pour avoir fait don au Bouddha et à ses moines du bosquet de Jetavana, à Shravasti, où fut édifié le premier vihara ou monastère bouddhiste. ↩
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Ceci se produisit en 1936, l’année qui suivit celle de la mort du cinquième Dzogchen Rinpoché. ↩
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Tib. srang. ↩
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Tib. mtha’ ’dul et Tib. _yang ’dul_ : nom donné à quatre temples, édifiés par Songtsen Gampo pour subjuguer les forces néfastes aux frontières extérieures du Tibet. ↩
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Tib. _ma Ni’i rdo ’bum_ : mur de pierres sur lesquelles sont gravés des mantras comme Om mani padme hum. ↩
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Tiré d’une prière d’offrande aux dharmapāla : « L’ordre d’agir aux protecteurs du Dharma liés par le samaya ». La famille Lakar avait financé la gravure des blocs de bois nécessaires à l’impression de plusieurs volumes des œuvres complètes de Mip’am Rinpoché. ↩
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Probablement parce que c’était le lieu même de la mort de ce roi. ↩
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Takten (Tib. ltag ’then) est responsable d’une sorte d’attaque. Nyagué (Tib. nya gas) dessèche et crevasse la peau au niveau des mollets. ↩
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Il s’agit du célèbre Lingtsang Gyalgenma, « Le vieux roi de Ling », un tertön fameux pour sa révélation d’un terma en rapport avec Tsendali, l’épouse de sagesse d’Amitāyus, le bouddha de vie infinie. Sogyal Rinpoché, en plus d’être identifié comme l’incarnation de Tertön Sogyal et de Do Khyentsé a aussi été reconnu comme l’incarnation de Lingtsang Gyalgenma, son propre arrière grand-père. ↩
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Le « Kangyour » (Tib. bka' 'gyur) ↩
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Khatvanga (Skt. Khaṭvāṅga, Tib. kha TwAM ga) : trident orné d’éléments symboliques. ↩
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Kudung (Tib. sku gdung) ↩