Les quatre écoles philosophiques
Les germes des quatre écoles philosophiques
par Khenpo Ngawang Palzang
Hommage au noble et glorieux maître qui possède une prodigieuse compassion non conceptuelle !
J’expliquerai en quelques mots les germes des quatre écoles philosophiques.
1. Vaibhāṣika
Premièrement, selon l’école Vaibhāṣika des Śrāvakas, il y a deux vérités (ou deux niveaux de réalité). Comme le dit le Trésor de l’Abhidharma :
Toute chose qui, une fois détruite ou disséquée mentalement,
cesse d’être identifiable par l’esprit,
- un pot, par exemple, ou de l’eau -, est relative ;
tout le reste existe ultimement[1].
Comme l’indique cette citation, toute entité grossière qui peut être soit réduite en morceaux par un objet tel qu’un marteau, soit disséquée mentalement, jusqu’à ce que l’esprit qui en percevait l’apparence grossière ne l’identifie plus comme telle, relève du niveau relatif de la réalité. Pour ce qui a trait à l’ultime, toute chose matérielle et tout état de conscience peuvent être divisés en particules ou en moments, et les composantes ultimes de la matière grossière sont les particules indivisibles, alors que les composantes ultimes des phénomènes cognitifs sont les instants de conscience indivisibles. L’esprit qui les aborde ne peut les réduire davantage et ces composantes correspondent donc à la réalité ultime.
2. Sautrāntika
Le Commentaire sur la connaissance valide dit :
Ici, on affirme qu’existe ultimement
Ce qui peut accomplir une fonction.
Ce qui ne peut exercer de fonction
Est dit exister de façon relative.
Ce sont les phénomènes caractérisés généralement
Et ceux qui le sont spécifiquement[2].
Ainsi, quand ils examinent une entité fonctionnelle, ultimement réelle, pour voir si elle présente des caractéristiques conventionnelles uniques, les adeptes de cette tradition affirment que toute entité fonctionnelle et spécifique est ultimement réelle. Par contraste, est relative la réalité de toute chose qui est incapable d’accomplir une fonction et qui est caractérisée de façon générale. Cette présentation des deux niveaux de réalité se rattache uniquement à l’analyse établissant la présence ou l’absence de caractéristiques conventionnelles particulières ; elle n’implique pas que cette école n’a pas d’autres moyens de classer les deux niveaux de réalité.
3. Cittamātra (« Esprit seul »)
Ici, tous les phénomènes sont abordés sous l’angle des trois natures : l’imaginaire, la dépendante et la parfaitement établie. Comme le dit L’Ornement des sūtras du Mahāyāna :
Avec les trois aspects des apparences dans leurs trois aspects.
Ainsi, tous les phénomènes inclus dans les trois catégories que sont l’emplacement, les objets sensoriels et l’esprit[3] sont considérés comme purement mentaux. Tous les phénomènes percevant et perçus de la nature imaginaire, de même que l’esprit et les phénomènes mentaux de la nature dépendante, sont trompeurs – ce sont des phénomènes illusoires relevant de la réalité relative. Par contraste, l’essence de la nature dépendante, qui est la conscience naturellement lumineuse, et la nature parfaitement établie, qui est le fait que cette [nature dépendante] est dénuée des projections dualistes de la nature imaginaire, sont inclus dans la sagesse et la réalité intrinsèque (dharmatā), et sont définis comme la réalité ultime.
4. Mādhyamika (la Voie médiane)
Le Mādhyamika comprend de nombreuses approches. Ici, je m’en tiendrai à deux d’entre elles : Svātantrika et Prāsaṅgika.
i. Svātantrika
Les Svātantrikas mettent l’accent sur un « ultime nominal » qui se rattache à l’après-méditation et implique des assertions. Cette approche convient surtout aux personnes qui progressent de façon graduelle. Dans ce système, la réalité relative est divisée en deux catégories : vraie et fausse [ou encore, « authentique » et « inauthentique »]. Comme l’explique le texte intitulé Les deux vérités :
Le relatif se décline
En correct et incorrect[4].
Dans ce contexte, on classe du côté de la réalité relative vraie les entités fonctionnelles caractérisées de façon spécifique, et du côté de la réalité relative fausse celles qui sont non fonctionnelles et caractérisées de façon générique. Donc, la réalité relative correspond à la nature non examinée telle qu’elle est acceptée en ce monde – autrement dit, en l’absence d’examen ou d’analyse qui se penche sur la réalité ultime.
En ce qui concerne l’ultime, L’Ornement [de la Voie médiane] dit :
Ces entités dont nous-mêmes et autrui parlons
Sont dénuées de nature intrinsèque, comme des reflets,
Parce qu’en réalité, elles ne sont, par nature,
Ni unes ni multiples[5].
Selon l’argument « ni singulier, ni multiple », les phénomènes externes et internes sont ultimement dépourvus d’existence inhérente. Pourtant, bien qu’ils soient dénués d’existence véritable, ils apparaissent sans cesse grâce à la production conditionnée. La vacuité et la production dépendante sont donc unies. Dans cette inséparabilité naturelle, la vacuité balaye l’extrême de l’inexistence et les apparences excluent l’extrême de l’existence[6]. La réalité ultime est la confirmation de cette nature au-delà de tous les extrêmes conceptuels et libre de toute assertion.
Toute conclusion à laquelle on parvient graduellement à propos de l’existence, de l’inexistence, de leur unité ou de l’absence des quatre extrêmes ne transcende pas l’esprit conceptuel ordinaire. Il ne s’agit donc pas d’une réalisation de la Voie médiane au-delà de l’esprit. Toutefois, quand la méditation devient transcendante et qu’on arrive à un état au-delà de toute assertion, l’espace fondamental qui est libre d’échafaudages conceptuels et d’idées à propos de la façon dont sont les choses, c’est alors identique à la réalisation du Mādhyamika Prāsaṅgika.
ii. Prāsaṅgika
L’approche Prāsaṅgika vise l’équilibre méditatif libre de toute assertion. Elle convient surtout aux personnes capables d’un développement soudain. Dans ce contexte, on ajoute un objet de négation raffiné : l’attachement que porteraient les Svātantrikas à l’existence relative et à l’inexistence ultime. C’est une forme de saisie subtile, qu’on cherche ici à défaire. Comme l’a dit Candrakīrti :
Il nous fait accepter la réalité relative, telle quelle, au-delà de tout doute, comme une personne en quête d’eau accueillerait un contenant[7].
On estime donc que l’analyse de la réalité relative est la base. À l’aide des quatre grands arguments logiques de la Voie médiane, on établit la nature de tous les phénomènes, au-delà des quatre (ou huit) extrêmes conceptuels. Cela signifie qu’on n’affirme pas spécialement que la nature fondamentale est non née. Après tout, toute assertion relative à l’existence ou à l’inexistence n’est qu’un concept ordinaire. Plutôt, cette approche prône la réalisation grâce à la sagesse primordiale au-delà de l’esprit ordinaire, ayant entièrement pacifié toutes les constructions mentales.
Un adepte de cette Voie médiane au-delà de toute assertion continue tout de même de guider les disciples entre les séances, et il expose les voies et étapes. On peut tout à fait avoir recours à de telles explications conventionnelles fondées sur la causalité, puisqu’elles concernent les phénomènes illusoires et la façon dont ils se manifestent – en interdépendance – et dont ils apparaissent à ceux qui demeurent dans la dualité. Puisqu’il y a apparence, on parle de réalité relative. Le fait que ce qui apparaît demeure d’emblée au-delà de tous les extrêmes, c’est la réalité ultime.
Certains disent : « Ici, nul besoin de réfuter les apparences elles-mêmes ; c’est l’attachement à la réalité des choses qu’il faut renverser. » Partant de ce principe, ces érudits proposent l’interprétation suivante de la position Mādhyamika : ce que la connaissance valide découvre quand elle se penche sur les conventions est la réalité relative ; ce qu’elle dévoile quand elle analyse l’ultime est la réalité ultime. Dans ce contexte, « relatif » renvoie à ce qui est seulement nominal et n’a qu’une existence désignée. L’expression « seulement nominal » s’oppose à l’affirmation Svātantrika comme quoi il y aurait des entités spécifiquement caractérisées ; le terme « existence désignée » indique que tous les phénomènes sont des désignations mentales. On soutient que ces phénomènes désignés, qui sont en fait irréels, sont la réalité relative. Ultimement, les apparences ne sont pas réfutées ; c’est la saisie, l’attachement à leur soi-disant réalité qu’il faut surmonter. Par exemple, on ne va pas nier un pilier ou une autre entité de ce genre, mais seulement sa réalité. La réfutation de l’existence véritable du pilier peut impliquer la non-existence, mais cette dernière n’est pas réfutée ; autrement, cela impliquerait de facto l’existence, et c’est pourquoi la non-existence n’est pas contestée. La vacuité niant l’existence véritable – une caractéristique des choses irréelles comme l’est un pilier –, associée à la vacuité des composés constituent la réalité ultime. Telle est l’assertion.
| Traduit en français par Vincent Thibault (2023) sur la base de la traduction anglaise d’Adam Pearcey (2018).
Bibliographie
Édition tibétaine
ngag dbang dpal bzang. "grub mtha' bzhi'i sa bon/." In gsung 'bum/_ngag dbang dpal bzang /. 9 vols. Chengdu : [s.n.], [199-?]. (BDRC W22946) Vol. 8: 23–30.
Référence en langue française
Cornu, Philippe, Dictionnaire encyclopédique du bouddhisme, Paris : Seuil, 2001.
Version : 1.0-20230110
-
Abhidharmakośa, VI, 4. À noter, l’élégante traduction de Philippe Cornu dans son Dictionnaire encyclopédique du bouddhisme (Seuil, 2001), article « Vaibhāṣika » : « Tout ce qui, lors de sa destruction ou d’une analyse conceptuelle, cesse de véhiculer une idée, comme un vase ou l’eau, est relativement existant. Tout le reste est ultimement réel. » ↩
-
Pramāṇavārttika, III, 3. ↩
-
yul don sems. Le texte comporte peut-être une coquille, puisque les commentaires emploient le plus souvent l’expression gnas don lus gsum, c’est-à-dire l’environnement, les objets des sens et le(s) corps. ↩
-
Satyadvayavibhaṅga de Jñānagarbha, 12. ↩
-
Madhyamakālaṃkāra, 1. ↩
-
On dit souvent que le fait que les choses apparaissent écarte l’extrême du nihilisme ou la croyance dans leur totale inexistence, et que la vacuité dissout l’extrême de l’éternalisme ou la croyance que les choses existent véritablement. Ici, à l’instar de Tsongkhapa dans Les trois aspects principaux du chemin, Khenpo Ngawang Palzang va plus loin : le fait que les choses apparaissent annule l’extrême consistant à croire que les choses existent véritablement, car pour apparaître, elles doivent être dépourvues d’existence inhérente ; par ailleurs, leur vacuité remédie à l’extrême de la non-existence, puisque c’est uniquement parce que les choses sont vides qu’elles peuvent apparaître. ↩
-
Prasannapadā. ↩