À propos des dernières paroles d’Orgyen Tendzin Norbou
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À propos des dernières paroles d’Orgyen Tendzin Norbou
par Dodrupchen Jigmé Tenpé Nyima
Hommage au maître !
Notre noble enseignant, Orgyen Tendzin Norbou, s’est formé aux cinq sciences et a atteint la libération en empruntant la voie de l’essence du cœur de la Grande Perfection. Au moment de son décès, il a prononcé ce verset en guise de dernier testament :
Je suis Guru Padmākara d’Oḍḍiyāna,
Un bouddha libre de la naissance et de la mort.
L’esprit d’éveil[1] est impartial et sans parti pris,
Au-delà de l’appellation des huit étapes des quatre paires.
Je me permets de m’étendre un peu sur la signification de ce verset.
En général, le Seigneur Bouddha a offert les différents tours de roue du Dharma uniquement pour protéger les disciples d’une routine misérable dans laquelle s’enchaînent naissances, morts et états intermédiaires. Parmi ces enseignements, pour la tradition ultime de l’essence du cœur – le pinacle de vajra –, il n’y a pas d’ignorance dans la condition de la grande pureté primordiale, la base originelle ; et pourtant, comme on ne le reconnaît pas, les apparences illusoires, qui sont l’énergie créatrice de rigpa, se manifestent. Sous l’effet des trois types d’ignorance – identique, innée et imaginatrice[2] –, les pensées impliquant une saisie dualiste se développent, l’une après l’autre, en une chaîne interminable. La saisie nous enfonce alors dans l’infini cycle de souffrances causées par le karma et les perturbations mentales.
En reconnaissant la véritable nature de l’essence, qui est exempte de confusion, et en se familiarisant avec elle, on évite naturellement les illusions de la naissance et de la mort. Cependant, on ne peut voir cette nature en s’en remettant à la spéculation intellectuelle (rtog ge) ou à un esprit artificiel ou fabriqué. Il faut plutôt recevoir le nectar des initiations qui font mûrir et des instructions qui libèrent de la part d’un guru authentique qui a hérité de la véritable transmission. Si on cultive alors la dévotion selon laquelle on perçoit le guru comme étant inséparable du vajradhara d’Oḍḍiyāna, les bénédictions nous inspireront, et l’esprit de sagesse du maître se mêlera indivisiblement à notre propre esprit. Ce faisant, nous reconnaîtrons la condition naturelle de l’esprit, sans artifice ni contamination, et nous verrons que cette condition naturelle est Padmākara lui-même, immortel et totalement parfait ; nous nous résoudrons à cet égard et gagnerons en stabilité. Puisque cette reconnaissance ne relève pas de causes et conditions temporaires, elle est au-delà de la naissance. Et puisqu’on ne la voit pas augmenter ou diminuer ou subir une transition ou un changement, elle est libre de la mort. Ainsi, l’accomplissement de l’absence de naissance et de mort est accordé naturellement, sur place ; et quand on gagne la confiance qu’on n’a pas à rechercher la bouddhéité ailleurs, on peut proclamer, à la manière d’un lion qui rugit :
Je suis Guru Padmākara d’Oḍḍiyāna,
Un bouddha libre de la naissance et de la mort.
Quand la nature de cette présence éveillée ou esprit d’éveil se manifeste, les apparences de la naissance et de la mort sont écartées, l’esprit qui s’attache et se cramponne est rompu de l’intérieur, et le cycle de la conceptualisation est laissé derrière.
Les espoirs et les craintes, ou les notions d’adoption et d’évitement, tous axés sur un nirvāṇa qui se situe au-delà de l’élaboration conceptuelle, ne fragmentent d’aucune façon la pure présence éveillée, qui est elle-même dénuée de support. Plutôt, tout ce qui apparaît en est le reflet ; tout ce qui se manifeste en est l’expression naturelle. Tout ce qu’on pourrait désigner comme étant subjectif ou objectif dans l’intégralité du saṃsāra et du nirvāṇa se présente comme la manifestation dynamique de cette pure présence éveillée qui est au-delà de toute partialité et de tout parti pris. Et ces expressions se dissolvent dans la base. La forteresse de la base dont on s’empare sur place est supérieure à la base originelle, puisqu’on parle alors de l’éveil au sein même de la sphère du dharmakāya, du corps du vase juvénile, de la claire lumière surpassant tout confinement et toute restriction. C’est pourquoi le testament dit :
L’esprit d’éveil est impartial et sans parti pris.
Donc, ce véhicule ne propose pas de système présentant le fruit comme étant quelque chose de séparé, comme c’est le cas dans les huit étapes des quatre paires[3]. Selon leur approche, on considère que les apparences illusoires sont des défauts et l’on s’entraîne à une forme limitée de yoga, grâce à laquelle il est possible de surmonter les « rebuts [abandonnés sur la voie] de la vision » associés aux trois mondes, mais pas les « rebuts [abandonnés sur la voie] de la méditation » associés au monde du désir ; ou d’entrer dans ce domaine pour les abandonner ; ou d’abandonner la plupart des kléshas du monde du désir ; ou de tous les abandonner mais sans totalement surmonter ceux des deux mondes supérieurs, ce qui a pour effet que l’on ne triomphe toujours pas entièrement des souffrances de la naissance et de la mort, et ainsi de suite. Ici, en revanche, à partir de la vastitude de la réalisation de la grande pureté primordiale qui embrasse tout, qui apparaît d’elle-même et qui est impartiale, toutes les terres et voies sont traversées d’un coup. Ce point mérite d’être explicité, et c’est pourquoi le testament dit :
Au-delà de l’appellation des huit étapes des quatre paires.
Cela montre aussi comment cette approche surpasse celle des véhicules inférieurs.
Le sens, donc, peut se résumer ainsi :
Mêlez inséparablement votre propre esprit à la sagesse du maître, et déposez-vous de manière stable (sans toutefois vous « déposer » délibérément) dans l’espace authentique de rigpa-vacuité. Alors, quand la mort viendra, aucune des terrifiantes apparences illusoires de l’état intermédiaire ne fera s’écarter la présence éveillée, qui demeurera « en son lieu propre ». Cette « prise de la forteresse » est le message essentiel des trois premiers vers du quatrain. C’est l’instruction ultime pour le moment de la mort dans cette tradition, et c’est aussi ce qu’on appelle « le transfert du dharmakāya ultime grâce au sceau de la vue ». Pour y parvenir, il faut comprendre beaucoup de choses, comme la façon de maintenir [la vue] en ce moment même, et la façon de l’appliquer au moment de la mort.
Le dernier vers montre comment cette voie est supérieure aux autres véhicules, qui requièrent tous des efforts ; il signifie que le pratiquant doit parvenir à une certitude stable à l’égard de sa propre voie.
Pour dire les choses autrement :
Les deux premiers vers indiquent comment atteindre l’immortalité par cette voie. Il se pourrait toutefois que certaines personnes objectent que ça ne suffit pas à faire de cette approche le pinacle des véhicules, car même les śrāvakas et les pratyekabuddhas ont une voie qui met fin aux souffrances de la naissance et de la mort. Dans ce cas, il suffirait d’offrir le quatrième vers en guise de réponse, et le troisième pour en fournir la raison.
Pour répondre aux requêtes insistantes du dévoué, diligent et brillant Déshoul Drakden, Tenpai Nyima à rapidement couché par écrit ce qui lui est venu à l’esprit, lors de l’excellent troisième jour de la phase décroissante (c’est-à-dire le 27e jour) du mois de Phālguna (dbo zla) de l’année de l’Oiseau de Terre (1909).
| Traduit en français par Vincent Thibault (2024) sur la base de la traduction anglaise d’Adam Pearcey (2015).
Bibliographie
Édition tibétaine
Dad brtson blo ldan ’das shul grags ldan ngor gdams pa in rDo grub chen ’jigs med bstan pa’i nyi ma’i gsung ’bum. 7 vols. Chengdu: Si khron mi rigs dpe skrun khang, 2003. TBRC: W25007, vol. 2, pp. 21-25.
Sources secondaires
Nor brang o rgyan. Chos rnam kun btus. 3 vols. Peking: Krung go’i bod rig pa dpe skrun khang, 2008.
Nyoshul Khenpo. A Marvelous Garland of Rare Gems. Translated by Richard Barron. Junction City, California: Padma Publication, 2005. pp. 482-486.
Pearcey, Adam. "Orgyen Tendzin Norbu" on Treasury of Lives, www.treasuryoflives.com.
Tulku Thondup, Masters of Meditation and Miracles: The Longchen Nyingthig Lineage of Tibetan Buddhism. Boston: Shambhala, 1996.
Version : 1.0-20241129
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« Esprit d’éveil » rend ici byang chub sems (dont l’équivalant sanskrit est bodhicitta), terme qui, comme on le comprendra plus loin, peut être abordé différemment selon qu’on l’approche dans la perspective générale du Mahāyāna ou dans celle de la Grande Perfection. ↩
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Une traduction plus littérale de l’incise présente dans le texte anglais donnerait quelque chose comme : « l’identité unitaire, (l’ignorance) coémergente et (l’ignorance) attributive ». Dans la traduction française, nous nous sommes partiellement inspirés de la section « Les trois ignorances selon le Dzogchen » de l’article « avidyā » dans le Dictionnaire encyclopédique du bouddhisme de Philippe Cornu (Seuil, 2001), p. 62. ↩
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Les quatre stades (ou catégories) des « entrés dans le courant » (rgyun du zhugs pa), de « ceux qui ne reviennent qu’une fois » (lan gcig phyir ’ong ba), de « ceux qui ne reviennent pas » (lan gcig phyir mi ’ong ba) et des « vainqueurs de l’ennemi » ou arhats (dgra bcom pa). Chacune de ces catégories peut être divisée en deux, selon que la personne en est à un stade émergeant (zhugs pa) ou établi (gnas pa), ce qui donne huit catégories au total. (Voir « skye bu zung bzhi’am gang zag ya brgyad » dans Nor brang o rgyan, Chos rnam kun btus, vol.1, 493.) ↩